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Jeudis des fiscalistes - Marc Tournoud - Sugar Baby : l’intimité est-elle imposable à la TVA ?

Le 23 novembre 2023
Jeudis des fiscalistes - Marc Tournoud - Sugar Baby :  l’intimité est-elle imposable à la TVA ?

Dans une décision récente (CAA LYON 19 octobre 2023, n° 22LY00075), la Cour Administrative d’Appel de Lyon vient de rendre une décision tout à fait extraordinaire, puisque elle prétend régler en quelques lignes, de manière péremptoire et définitive, une série de problèmes sur lesquels butent de nombreux penseurs, notamment les juristes, les philosophes,  les sociologues, les sommités  morales et religieuses, les universitaires et les éditorialistes de tous poils, de même que les personnels et autorités politiques des obédiences les plus variées.

Il s’agissait en effet dans cette affaire de traiter de l’épineuse question du rôle de l’argent dans les relations intimes, ici entre une femme et des hommes, et notamment de l’existence d’un genre de prestation de services qui serait rendue par l’une (la prestation dont il s’agit étant semble-il, dans l’esprit des Juges, nécessairement rendue par la personne de sexe féminin) aux autres (à savoir ici des hommes, par construction plus riches et plus âgés).

Dans la mesure où une telle prestation de service pourrait être identifiée, alors même qu’il s’agirait de relations pérennes, amicales, affectives ou sexuelles, la question se poserait aussi de savoir quelle pourrait être la supposée valeur d’échange de ces services rendus par la personne de sexe féminin aux hommes, plus riches et plus âgés.

Tant dans l’espace public que dans la sphère privée, tous ceux qui ont pu tenter de résoudre ces questions, et en particulier de définir ce qu’il est convenu d’appeler la « valeur d’échange de la compagnie intime », ont pris le risque de dire des bêtises.

C’est pourquoi c’est le plus souvent avec prudence que chacun s’abstient, et notamment le législateur, de qualifier précisément les arrangements financiers qui peuvent exister entre des personnes qui sont liées par des relations amicales, affectives ou sexuelles.

La décision n° 22LY00075 qui vient d’être rendue par la CAA de Lyon est parfaitement remarquable en ce qu’elle ne s’embarrasse pas de cette prudence.

Dans cette affaire, il s’agissait d’une femme qui avait fait l’objet d’un examen de sa situation fiscale personnelle, après que l'administration ait été informée par le tribunal de grande instance, sur le fondement de l’article L. 101 du livre des procédures fiscales, de l’ouverture à son encontre d’une procédure pour abus de faiblesse sur personne vulnérable, procédure au terme de laquelle l’intéressée a d’ailleurs, finalement, été relaxée.

Animé de la juste fureur taxatrice attendue des agents de l’administration, le vérificateur a considéré, au vu des pièces de la procédure pénale, que cette dame avait en fait exercé de manière habituelle une activité d’Escort au cours de la période vérifiée, de sorte que la contribuable ainsi qualifiée a d’abord été soumise à l’impôt sur le revenu dans la catégorie des bénéfices non commerciaux.

Cette modalité d’imposition des revenus est classique, puisque le Code Général des Impôts autorise la taxation en nature de BNC des « profits de toute nature », notamment les revenus de celles qu’il est convenu d’appeler des « personnes entretenues ».

Ainsi, la jurisprudence courante se borne à distinguer, dans les échanges financiers qui sont constatés dans le cadre d’une relation présentant un certain degré d’intimité, ce qui constitue une pure libéralité (qui serait imposable comme une donation), de ce qui constitue une source régulière de profit (le revenu correspondant étant alors imposable à l’impôt sur le revenu).

Mais personne ne s’était risqué, jusqu’à ce jour, à qualifier plus précisément ce « revenu ».

C’est cet écueil qu’avait décidé de franchir allègrement l’administration fiscale dans cette affaire, puisque, non contente d’écarter la qualification de libéralité et d’imposer à l’impôt sur le revenu les avantages en nature et en argent consentis à cette contribuable par ses partenaires, le service avait en outre entrepris de taxer d’office les revenus tirés de cette activité sur le fondement du 2° de l’article L. 73 du livre des procédures fiscales et, par ailleurs,  de taxer d’office l’intéressée à la taxe sur la valeur ajoutée en application de l'article L. 66 3 du même livre.

Concrètement, cela signifie que le service a d’abord décidé d’appliquer à l’infortunée contribuable les modalités de taxation et de prescription qui sont normalement réservées aux activités professionnelles occultes.

Par ailleurs, le service vérificateur avait estimé pouvoir regarder l’activité ainsi qualifiée   comme une activité économique qui serait imposable à la taxe sur la valeur ajoutée.

La contribuable pour sa part contestait fermement avoir réellement exercé une activité d’Escort, en faisant notamment valoir qu’elle entretenait avec ses amis des relations de longue date (plusieurs années et plus de trente ans pour l’un d’entre eux), lesquelles relations étaient caractérisées par des liens amoureux, d’affection ou d’amitié, ainsi que tous les témoignages l’attestaient.

Ainsi, la requérante expliquait devant la Cour Administrative d’Appel de Lyon qu’elle ne proposait strictement aucun service, qu’il n’y avait notamment pas de contrepartie définie dans les liens qu’elle entretenait avec les personnes en cause, et que, par suite, sa situation ne pouvait pas être regardée comme celle d’une entreprise, que d’ailleurs, le commerce de services sexuels est prohibé en France, et enfin, en tout état de cause, que l’existence prouvée de liens d’amitié ou d’affection interdit de qualifier cette prétendue activité d’activité économique qui serait soumise à la TVA.

Dans la  décision commentée (CAA LYON 19 octobre 2023, n° 22LY00075), la Cour a écarté sans trembler tous ces obstacles, en jugeant successivement :

- qu’une femme qui reçoit des avantages en nature et en argent de quelques hommes, qu’elle fréquente depuis des années, et avec lesquels elle entretient des relations amicales, affectives ou sexuelles, exerce de ce fait une activité professionnelle indépendante,

- que cette profession, qui pourrait être qualifiée d’Escort, serait licite en France, ce alors que les prestations rendues intégreraient, aux dires de l’administration, des « services sexuels tarifés ».

- qu’ainsi, il serait licite en France de proposer, dans le cadre d’une activité d’entreprise, des prestations d’accompagnement intégrant des services sexuels,

- qu’une telle activité d’entreprise s’intègrerait dans un régime de concurrence légale en France, en dépit de la politique officielle abolitionniste de ce pays,

- et que, par suite, les sommes et avantages perçus à raison de cette activité seraient imposables à la TVA, peu important à cet égard que la prétendue « Escort » entretienne des relations amicales, affectives ou sexuelles avec ses bienfaiteurs.

Ainsi, le fait pour une femme d’entretenir des relations amicales, affectives ou sexuelles avec des hommes plus riches et plus âgés qui la gratifieraient de cadeaux en argent et en nature serait une activité professionnelle, licite, astreinte aux obligations des entreprises, et dont le chiffre d’affaires serait imposable à la TVA.

Les conséquences de cette décision paraissent vertigineuses, à tous points de vue....

S’agissant d’abord de l’appréciation portée par les Juges sur la situation de fait, on ne peut que rester rêveur devant la qualification retenue par les Juges, à savoir celle d’Escort.

La Cour a en effet considéré qu’une femme qui bénéficie de largesses de plusieurs hommes plus riches et plus âgés est nécessairement une professionnelle.

Mais combien faut-il avoir de Sugar Daddy pour devenir une Sugar Baby professionnelle ?

La Cour n’a pas voulu non plus tenir compte de l’ancienneté des relations dont il s’agissait. Ainsi, à supposer qu’un homme soit un jour client d’une Escort, au bout de combien de temps devient-il un ami ?  Autrement dit, Escort un jour, Escort toujours ?

Enfin, et surtout, la Cour n’a pas voulu retenir les déclarations des prétendus clients identifiés par les services fiscaux, lesquels se comptent sur les doigts d’une main, qui ont pourtant tous confirmé devant les OPJ qui les interrogeaient que les liens qui les unissaient à la contribuable visée étaient pérennes et empreints d’une affection sincère et réciproque, sans jamais qu’aucune contrepartie n’ait été sollicitée.

Autrement dit, selon les Juges administratifs de la CAA de Lyon, tout devient commerce, même l’amour, l’amitié ou l’affection.

Les personnes ainsi entretenues devraient donc déclarer l’existence de leur activité au Centre de Formalité des Entreprises compétent (sans doute l’URSSAF), tenir une comptabilité et déclarer les revenus correspondants, et enfin payer la TVA sur la valeur des largesses dont elles ont pu bénéficier, à défaut de quoi leur profession serait regardée comme occulte et taxée comme telle, à l’impôt sur le revenu et à la TVA, ce sur une période de dix ans en cas de contrôle.

Les Sugar Babies n’ont qu’à bien se tenir !

Sur le terrain du droit, si le principe de taxation des revenus dans la catégorie des BNC n’appelle pas d’observation particulière, il n’en est pas de même de l’assujettissement à la TVA qui a été validé par la Cour.Il n’y a d’abord en effet rien d’évident à dire, dans le conteste abolitionniste de la France, que l’activité d’une Escort serait une activité économique banale, assujettie à la TVA au même titre que la boulangerie ou les travaux immobiliers.

Surtout, dans le contexte de cette affaire, où les prétendus échanges marchands ne se traduisent en réalité que par des cadeaux spontanés, mais sans qu’aucun tarif ne soit jamais appliqué à une prestation précisément déterminée, rien ne permet de comprendre comment la Cour a pu concilier sa décision avec la jurisprudence européenne (CJUE, 20 janvier 2022, Apcoa Parking Danmark, C-90/20 CJUE), dont il ressort qu’une prestation de service effectuée à titre onéreux n’est taxable que lorsqu’il existe entre le prestataire et le bénéficiaire un rapport juridique dans le cadre duquel des prestations réciproques sont échangées, la rétribution perçue par le prestataire constituant la contre-valeur effective d’un service individualisable fourni au bénéficiaire.

La Cour n’a pas pris la peine de caractériser ces services individualisables, ni de dire en quoi un lien direct aurait été établi entre ces services, dont on ne sait rien, et leur prix, dont on ne sait rien non plus.C’est désormais au Conseil d’Etat, qui sera saisi, qu’il appartient de répondre à ces questions, et d’apporter, peut-on l’espérer, des réponses un peu moins péremptoires aux nombreuses et passionnantes questions que pose cette affaire.

En attendant, les Sugar Daddys, et leurs Sugar Babys, devraient s’astreindre à une prudence salutaire, surtout si les intéressées exercent leur profession dans le ressort de la CAA de Lyon.

 

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Marc Tournoud,

Avocat associé, spécialiste en droit fiscal.

Contact : marc.tournoud@arbor-tournoud.fr